Discours de M. le vicomte Delaborde, prononcé aux funérailles de M. Barye, le 28 juin 1875

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INSTITUT DE FRANCE.
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ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS .
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DISCOURS
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DE
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M. LE VTE DELABORDE
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SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
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PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
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DE M. BARYE
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Le 28 juin 1875.
MESSIEURS,
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La mort, de si loin qu’elle se soit annoncée, si sûrement
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qu’on ait cru la pressentir, est toujours en réalité une sur-
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prise pour les survivants. Lors même que la fin d’un des
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nôtres nous a paru d’abord le plus infailliblement immi-
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nente, nous ne nous affligeons pas seulement au moment
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fatal : nous nous étonnons que ce moment soit venu,
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comme si, à force de nous accoutumer à la menace, nous
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avions oublié que chaque jour nous rapprochait de celui
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où la mort nous tiendrait parole. La perte que l’ Aca-
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démie des beaux-arts vient de faire a eu pour elle ce
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double résultat de la condamner en quelque sorte à l’ex-
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- 2 - piation de la confiance qu’elle s’était obstinée à garder et
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de lui imposer un deuil d’autant plus sensible que celui
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qui avait cessé de vivre lui était plus particulièrement cher.
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Depuis plusieurs mois déjà, M. Barye , atteint par la mala-
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die à laquelle il devait succomber, demeurait forcément
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éloigné de nous. Si, de notre côté, nous avions à peu près
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renoncé à l’espoir de le voir reprendre à l’Académie la
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place qu’il y avait si dignement occupée, nous conservions
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au moins une autre espérance, — celle d’entretenir encore
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avec lui, de continuer à son foyer ces rapports de confra-
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ternité académique dont il savait si bien, par l’aménité de
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son caractère comme par la sagesse de son intelligence,
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doubler le charme et rehausser le prix. La séparation est
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désormais complète : Dieu n’a pas voulu laisser plus long-
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temps ici-bas notre vénéré confrère. En nous inclinant de-
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vant ses arrêts, comment pourrions-nous ne pas regretter
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bien vivement celui qui nous a été enlevé, tandis que le
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même jour, presque à la même heure, la main divine qui
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venait de le frapper terrassait d'un coup foydroyant M. La-
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brouste , et nous envoyait ainsi un autre avertissement et
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une autre douleur ?
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M. Barye n’était pas seulement un artiste d’élite, un de
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nos plus éminents sculpteurs ; il était, dans la plus sérieuse
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acception du mot, un honnête homme ; un de ces hommes
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au cœur et à l’esprit invariablement droits , dont la vie
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poursuivie jusqu’au bout sans démenti ne laisse après elle
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que des souvenirs de probité sévère, de dignité simple
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en face de la bonne comme de la mauvaise fortune, d’ef-
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forts constamment inspirés, dans le domaine de l’art comme
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ailleurs, par l’intraitable passion du bien. Aussi ces sou-
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3 venirs de la carrière qu’a parcourue M. Barye et des
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œuvres qu’il a successivement produites sont-ils de ceux
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qu’on peut évoquer devant un tombeau sans en profaner
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la majesté, parce qu’ils nous rappellent et nous enseignent
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le bon emploi de la vie, des dons reçus ou des qualités
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acquises, du talent dans ce qu’il a de plus intègre et de
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plus viril.
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Rien de moins compliqué d’ailleurs que cette existence
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consacrée tout entière à la pratique de l’art et des graves
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devoirs qu’il impose ; rien de plus simple dans son exem-
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plaire unité que l’histoire de ce talent qui, depuis ses pre-
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miers essais jusqu’à ses dernières preuves, va se dévelop-
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pant sans secousse, se confirmant sans bruit, mais non
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certes sans beaucoup d’honneur, et qui, malgré sa réserve
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et le silence dont il s’entoure, arrive à se trouver, par la
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seule force des choses, un des plus en vue dans notre école
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contemporaine.
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Né à Paris le 24 septembre 1796, Antoine-Louis Barye ,
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qui devait être un modeste artisan avant de devenir un
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artiste, commença à l’âge de treize ans son apprentissage
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chez un graveur sur acier chargé de la fabrication des
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matrices pour les objets métalliques de costume ou d’équi-
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pement militaire. Après avoir, durant quelques années,
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travaillé à pourvoir nos soldats de plaques de ceinturon
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et de boutons d’habit, Barye, appelé à son tour parla cons-
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cription à porter l’uniforme, servit jusqu’à la capitulation
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de 1814 dans un bataillon du génie, après quoi il revint à
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son métier de ciseleur et l’exerça pour vivre tant que les
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études entreprises par lui dans l’atelier de Bosio , et, un
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peu plus tard, dans celui de Gros , ne lui parurent pas suf-
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- 4 - fisantes pour assurer dans le présent et dans l’avenir sa
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condition d’artiste. Enfin, à la suite de quelques succès
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dans les concours pour les prix de Rome, concours où il
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avait obtenu en 1818 une mention honorable comme gra-
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veur en médailles, en 1819 un second grand prix comme
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sculpteur, Barye , à peu près confiant dans son double
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talent d’orfèvre et de statuaire, travailla tantôt pour le
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compte d’un industriel bien connu alors, tantôt pour son
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compte personnel, à l’exécution de modèles destinés à la
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bijouterie ou à l’ameublement, en même temps qu’il s’es-
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sayait dans des travaux de sculpture proprement dite dont
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plusieurs, exposés au Salon de 1827 , valurent au nom du
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jeune artiste un commencement de notoriété. Ce ne fut
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toutefois qu’après l’ exposition de 1831 , après la sensation
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produite par l’apparition du beau groupe représentant Un
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tigre dévorant un crocodile , que ce nom, déjà connu des
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sculpteurs et des peintres, occupa décidément l’attention
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du public.
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Quant aux espérances ou aux ambitions qu’un pareil
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succès pouvait faire naître dans le cœur de Barye , elles
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n’avaient rien assurément des impatiences fiévreuses, des
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convoitises de l’orgueil, encore moins de la vanité. Beau-
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coup plus avide de progrès que de célébrité, beaucoup
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plus épris de l’art lui-même que des avantages mondains
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qu’il peut procurer, et par dessus tout implacable ennemi
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des ruses et du savoir-faire, le fier artiste attendait dans sa
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retraite studieuse que les occasions se présentassent pour
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lui de mettre en œuvre les ressources dont il s’était appro-
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visionné de longue main et dont il augmentait de jour en
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jour le trésor. On sait comment, pendant les quarante an-
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- 5 - nées qui suivirent, il justifia l’opinion qu’on avait d’abord
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conçue de lui et par quels énergiques travaux dans l’ordre
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de la grande sculpture, par quels délicats témoignages
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d’habileté dans ce qu’on pourrait appeler la sculpture de
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genre, il a multiplié ses titres à l’estime et à l’admiration
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de tous.
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Qui ne se rappelle, entre autres œuvres de cette savante
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et féconde main, Thésée combattant le Minotaure , un des
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morceaux les plus caractéristiques qu’ait produits notre
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école moderne dans la sculpture de petite dimension, le
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Tigre dévorant une chèvre conservé au musée de Lyon , le
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fronton et les quatre groupes colossaux exécutés, grâce à
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la confiance bien inspirée de notre confrère, M. Lefuel ,
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pour la décoration du nouveau Louvre , les grands lions qui
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ornent le jardin des Tuileries et, — pour n’en citer que
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quelques-uns parmi ces charmants petits bronzes, popu-
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laires aujourd’hui dans l’Europe entière, — les statuettes
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équestres de Charles VI , de Gaston de Foix , du général
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Bonaparte , et ces gazelles , ces chiens , ces oiseaux , où l’on ne
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sait ce qu’il faut admirer le plus de l’irréprochable jus-
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tesse dans l’imitation des formes ou de la vivacité du style
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qui les anime ?
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Il convient aujourd’hui de borner à cette brève nomen¬
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clature la mention des principaux travaux accomplis par
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Barye . Le moment n’est pas venu encore et le lieu où
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nous sommes ne permet pas d’insister sur les mérites qui
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les recommandent, de faire ressortir ce qu’il y a d’original
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et de strictement vraisemblable néanmoins dans l’invention
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ou dans l’exécution de ces ouvrages ; le moment n’est pas
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venu même de relever l’erreur de ceux qui, malgré tant de
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- 6 - preuves à l’appui de l’opinion contraire, n’entendaient at-
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tribuer à Barye que le pouvoir et presque le droit de trai-
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ter des sujets d’un certain ordre, de reproduire, à l’exclu-
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sion du reste, les animaux. Je ne dois à l’heure présente
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que résumer en quelques mots les souvenirs que nous laisse
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notre regretté confrère et lui adresser, au nom de l’ Acadé-
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mie , un adieu qui, sous les dehors d’une formule officielle,
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n’en est pas moins profondément ému, ni moins sincère-
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ment affectueux.
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Nous tous qui avons vu de près Barye et qui l’avons
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aimé, nous ne l’oublierons pas plus absent que nous ne mé-
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connaissions, quand il était au milieu de nous, ses belles
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facultés d’artiste et la rigoureuse honnêteté de son cœur.
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Je suis bien sûr d’être l’interprète des sentiments unanimes
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de l’Académie en promettant à sa mémoire une inaltérable
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vénération, un attachement pieusement opiniâtre et, pour
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tout dire, une amitié fidèle, au sens à la fois le plus littéral
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et le plus large du mot.
Paris . - Typographie de Firmin Didot frères , imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56 .
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sans transcription